Analyse de l'album "La roue païenne" par le musicologue Jacques Viret
Dans la vie, il y a parfois de belles surprises !
Je suis très honorée de vous partager l’analyse de mon album « La roue païenne » par le musicologue Jacques Viret de l’université de Strasbourg, spécialisé en chant Grégorien et en musique médiévale. (En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Viret)
Je le remercie infiniment car il a éclairé mon travail de finalisation de l’album depuis cet été et son enthousiasme à l’écoute de mes chansons m’a donné confiance !
QUEL CADEAU !
Bonne lecture !
S.
"Les chansons de Sarah font vibrer la corde sensible du musicologue que je suis, chercheur en chant grégorien et en musiques modales de toutes natures. Un musicologue qui se veut musi-écologue, ou musécologue, adepte d’une écologie spirituelle exploitant les vertus « harmonisantes » de la musique, de la musique modale au premier chef.
Qu’est-ce que la modalité ? La musique de la Tradition, c’est-à-dire de la spiritualité ; la spiritualité, en l’occurrence, inspirée par la nature qui à chaque hiver s’endort et meurt, pour se réveiller et renaître à chaque printemps. Le cycle de la Vie se répète sans commencement ni fin, entre ténèbres et lumière : de l’hiver à l’été et de minuit à midi ; de l’automne au printemps et du soir au matin. Depuis des millénaires, des célébrations festives ponctuent le cycle saisonnier, avec les solstices et équinoxes en ses points cruciaux. Les chrétiens fêtent la naissance du Christ au solstice d’hiver et sa résurrection au voisinage de l’équinoxe printanier ; leur Chandeleur, 2 février, est une purification comme l’était à la même date l’Imbolc des Celtes, et leur Toussaint, 1er novembre, honore les défunts comme jadis la Samhain celtique.
De même que la Tradition, la musique modale est, en son essence, intemporelle et universelle : musique de tous les folklores et, sous une forme plus élaborée, des traditions orientales et du chant grégorien.
La voix de Sarah coule pure et fraîche comme une eau de source. Elle sait le secret d’une simplicité qui est profondeur, authenticité, quintessence. Mais pour capter la subtilité de ses vibrations il faut s’abstraire du brouhaha envahissant et discordant des bruits du monde car elle est douce, discrète, fragile.
Combien cette écoute est bienfaisante et régénératrice par les temps qui courent : un baume pour nos esprits malmenés par les troubles et les angoisses d’une société en difficile mutation ; un refuge, un havre de paix où s’abriter pour se ressourcer et redécouvrir la primauté de la qualité sur la quantité. Il y a peu de notes, et celles de l’accompagnement instrumental et vocal créent autour du chant, sobrement, un décor sonore en fines touches et aux timbres variés, porté par la pulsation d’un rythme léger et calme. L’auditeur, alors, s’envole « sur les ailes du chant » dans un paysage de rêve pourtant bien réel, qui dilate son âme et l’unit à l’Âme de la nature…"
- Nous avions aimé vos commentaires « techniques » sur les chansons, ainsi seriez-vous d'accord d’ajouter quelques explications de ce type pour ouvrir l’esprit de nos auditeurs sur les modes ? -
"Je réponds volontiers à cette demande, d’autant que la modalité est mon cheval de bataille favori, et vos chansons apportent de l’eau à mon moulin !
On croit en général que les modes ne sont que des gammes, mais leur véritable définition se révèle plus subtile et plus intéressante. La différence principale entre une mélodie classique, « tonale », de Bach ou Mozart – ou une chanson de variétés – et une mélodie modale est la suivante : la mélodie classique fait corps avec les accords qui l’accompagnent, tandis que la mélodie modale est autonome, elle porte en elle son harmonie : une harmonie statique, c’est-à-dire polarisée sur un centre tonal fixe, une « tonique » immobile, rendue éventuellement audible par une note grave tenue, un « bourdon », comme dans la cornemuse ou la vielle à roue (le prélude/postlude des chansons a un bourdon). Chaque note mélodique est perçue en rapport avec la tonique, ce qui implique une sélection d’intervalles spécifiques à chaque mode. Par exemple la quinte de la tonique, intervalle le plus consonant après l’octave, joue très souvent un important rôle structurant.
La modalité est l’harmonie mélodique, celle des sons successifs, « horizontaux », tandis que l’harmonie classique est celle des sons simultanés, « verticaux », les accords. La mélodie est essentiellement chant, et le chant est l’utilisation musicale de la voix. Il y a ainsi une musicalité modale, naturelle, instinctive, que chaque être humain possède de naissance pour pouvoir chanter musicalement. C’est du moins ce que je pense : j’ai analysé les chantonnements que les enfants improvisent depuis l’âge d’un an, et y ai constaté l’émergence de la musicalité modale.
L’harmonie classique, quant à elle, n’a rien d’instinctif ; c’est un langage rationalisé qui a eu cours en Occident entre 1600 et 1900. Le centre tonal n’y est pas fixe comme en mélodie modale : il se déplace sans cesse, quasiment à chaque accord.
La modalité occidentale a sa source dans le chant grégorien, mais ce chant n’est pas une génération spontanée : il a des racines dans les traditions antérieures, entre autres celtique très probablement. Il s’agit d’une modalité diatonique, c’est-à-dire jouable sur les touches blanches du piano. Il y a sept notes diatoniques dans l’octave, chacune d’entre elles pouvant théoriquement être la tonique d’un mode. En pratique la gamme de si est exclue, parce que la quinte de la tonique est diminuée donc dissonante (si-fa).
Au début du XXe siècle la modalité a refait surface ; une modalité moderne en résulte, transformant en profondeur le langage harmonique et polyphonique de l’Occident dans une ligne traditionnelle. Les chansons de Sarah illustrent cette évolution. Voici quels sont les modes des huit chansons :
mode de ré : Beltane, Samhain (mobilité du 6e degré, si bécarre/bémol) ;
mode de ré ou la (absence du 6e degré qui différencie ces deux modes) : prélude/postlude ;
mode de mi : Yule ;
mode de fa : Mabon ;
mode de sol : fin d’Imbolc ;
mode de la : début d’Imbolc, Ostara, Litha, Lughnasadh.
En modalité moderne les mélodies modales peuvent être accompagnées par des accords classiques, sans les lois d’enchaînement ni la logique fonctionnelle (tonique, dominante, sous-dominante) propres à l’harmonie tonale : les accords s’enchaînent librement en suivant la ligne mélodique (Yule, Beltane, Lughnasadh, Samhain).
Au lieu des accords les mélodies modales peuvent être amplifiées en polyphonie, c’est-à-dire par d’autres lignes mélodiques simultanées, dans le même mode évidemment ; ces superpositions linéaires n’ont rien de commun avec le contrepoint classique. Litha en est un bel exemple : le chant se détache sur un motif de quatre notes, la-do-mi-fa, répété en boucle (ostinato, statisme harmonique) d’un bout à l’autre ; une troisième voix – instrumentale – au grave et une quatrième à l’aigu, sur les deux notes la-mi, s’ajoutent aux deux voix principales, et à la fin la polyphonie modale atteint sa plus grande richesse. Imbolc, qui comporte un ostinato, Ostara et Mabon sont elles aussi traitées en contrepoint modal.
Si en modalité traditionnelle la tonique est fixe, en modalité moderne elle se déplace le plus souvent, mais moins et autrement qu’en tonalité classique où il y a transition d’une tonique à l’autre : les toniques sont simplement juxtaposées. Six des huit chansons, ainsi que le prélude/postlude, ont une tonique immobile. La tonique se déplace au ton supérieur dans deux d’entre elles : Imbolc et Yule. Imbolc commence en mode de la et se termine en mode de sol un ton au-dessus. Yule est en mode de mi, avec une tonique qui monte au ton supérieur après les premières notes vocalisées ; cependant ce mode est peu apparent car son intervalle caractéristique, le demi-ton mi-fa, n’est énoncé que tout à la fin. La structure est MI-SOL-LA-si-do, puis ré-mi-FA#-(sol)-LA-SI-DO#-ré-mi = do-ré-MI-(fa)-SOL-LA-SI-do-ré, comme en 3e mode grégorien (mi authente).
Béla Bartók disait, très justement, qu’une petite chanson populaire peut contenir davantage de vraie musique que toute une médiocre symphonie. Personnellement je suis très séduit par ces chansons, qui dans leur simplicité sont de jolies réussites, de précieux joyaux musicaux confectionnés avec un art raffiné. Uniques en leur genre, elles se situent quelque part entre la chanson moderne de type folk, les monodies et polyphonies traditionnelles, la musique contemporaine minimaliste et la musique pop de type New Age (ou ambient music, musique de relaxation). Puissent-elles rencontrer le succès que selon moi elles méritent !"
Jacques Viret